Si les alliances féministes étaient un acte de résistance face à la montée de l’extrême-droite et au backlash anti-droits qui menacent gravement la vie des femmes et des minorités ? À l’occasion du premier anniversaire de la collaboration entre Empow’Her et Zene za Zene International, Soazig Barthélemy, fondatrice de l’organisation française, et Seida Saric, directrice de l’organisation bosnienne, partagent leur vision d’une alliance féministe complémentaire et résiliente.
Seida, Soazig, merci beaucoup d’avoir accepté cette interview croisée ici, dans notre lieu Sist’Her Paris. Alors que le projet Towards Equality fête sa première année, j’aimerais revenir sur les débuts de votre partenariat.
Seida Saric : Je me souviens très bien du moment où Empow’Her nous a contactées pour nous proposer une collaboration. On s’est tout de suite dit : « Oui ! Bien-sûr ! ». Pour nous, c’était une nouvelle perspective et une nouvelle expérience. Nous nous sommes rencontrées en personne à Sarajevo, et ce fut le coup de foudre et le respect immédiat, entre nos organisations et entre toutes les personnes impliquées. Pendant cette semaine, nous avons échangé des informations et des idées sur un partenariat potentiel. C’était un processus formidable et un moment crucial pour nous. Finalement, j’ai dit à mes collègues : « OK, elles sont comme nous ».
Soazig Barthélemy : On réfléchissait à développer nos activités en Europe de l’Est. On savait que c’était un territoire complexe, donc on n’avait pas encore d’objectif précis, ni de feuille de route. On a commencé à contacter des organisations, et puis on s’est retrouvées dans un consortium avec Zene za Zene, dans le cadre d’un projet européen (NDLR : Erasmus pour jeunes entrepreneurs). Même si on n’avait pas encore de collaboration opérationnelle, une connexion immédiate s’est créée. Je pense que la vraie rencontre a eu lieu à Sarajevo. On s’était déjà vues en ligne, et on avait même commencé à travailler ensemble sur des aspects liés au financement. Souvent, on nous pousse à travailler ensemble sur des responsabilités partagées, dans une logique transactionnelle. Même si cela reste important, notre lien est vraiment né quand on a parlé de notre vision commune.
Selon vous, quel a été l’ingrédient clé pour construire ce partenariat ?
Soazig : Au début, c’était vraiment une volonté commune. On ne cherchait pas à faire correspondre des pièces de puzzle, car on avait des champs d’action similaires, dans des régions différentes. On a célébré nos différences (en termes de ressources, d’expériences, de réseaux…) et on a essayé d’en tirer le meilleur. Tout le monde autour de la table voulait travailler ensemble, donc on a exploré ce que chacune pouvait apporter.
Seida : Absolument, je pense que cette énergie positive nous a portées. Je me souviens de nos échanges d’idées, c’était très intense, comme des feux d’artifice, les idées fusaient. Ça venait de l’expérience, du travail en commun, mais aussi de l’inspiration qu’on se donnait mutuellement. On partage la même volonté d’impact.
Soazig : Dès la première semaine à Sarajevo, on a cultivé ce terrain d’entente : nous sommes différentes mais nous défendons les mêmes valeurs. C’est ce qu’il y a de plus précieux.
La montée de l’extrême-droite en Europe et le renforcement des discours anti-droits posent une menace durable aux conditions de vie des femmes et des minorités. Quel rôle les organisations de la société civile comme les vôtres peuvent-elles jouer dans ce contexte où la résistance doit s’organiser ?
Seida : On vit une crise actuellement. Ce qui est important, c’est de se soutenir, de travailler ensemble, et d’être clair·es sur nos objectifs. En tant que personne ayant vécu une vraie crise, je peux dire qu’il faut lutter ensemble pour un avenir meilleur. Il y aura toujours des obstacles, alors gardons notre énergie et notre espoir.
Soazig : Je suis d’accord… Et je pense que cette crise fait peser une grande responsabilité sur les organisations de la société civile (OSC). Les alliances permettent de se renforcer, car en face — et on peut clairement parler d’un « en face », car nous n’avons ni la même vision ni les mêmes valeurs — ils sont organisés. Alors, nous aussi, nous devons résister ensemble. En période de crise, il ne faut pas instaurer une logique de compétition entre les OSC. Nous subissons déjà beaucoup (la baisse des financements, les agendas politiques anti-féministes…). Il faut prendre soin les uns des autres.
Seida : Oui, en temps de crise, il est essentiel de ne pas rester seul·e. Il faut être entouré·e de personnes solidaires, qui se battent ensemble. Être ensemble permet des changements positifs : solidarité, soutien, savoir commun, énergie partagée. Donc, cher·es allié·es et partenaires : la solidarité doit être au cœur de nos stratégies ! Dans les années 90, pendant la guerre en Yougoslavie, j’ai vécu 4 ans sous le siège de Sarajevo. Ce dont je me souviens le plus, c’est le soutien entre ami·es et même, entre inconnu·es. J’ai commencé à travailler pendant le siège, en aidant des personnes âgées. Les habitant·es de Sarajevo ont créé une nouvelle réalité, avec des fêtes, de la musique, parce que la crise était immense et incontrôlable. Ensemble, on est devenu·es des allié·es pour survivre.
Soazig : Et je ne veux pas minimiser ce qu’il se passe en 2025, mais je pense qu’à un moment, la nouvelle réalité qu’on crée devient une réalité vécue pour beaucoup. Il faut la vivre, la partager, pas seulement la rêver. Un cadre sociétal qui porte une vision négative et destructrice fait beaucoup de mal, mais ne dure jamais.
Seida : Oui. Cela peut être éphémère ou durer longtemps — c’est relatif — mais ensuite, la vie reprend. C’est pour cela qu’il faut préserver nos terrains d’entente.
Quels sont les “coûts” de la création d’une alliance féministe ?
Seida : Je ne parlerai pas de coûts, mais d’investissement. Il faut de la patience, de la compréhension et de la confiance pour apprendre à se connaître. Ce n’est pas seulement le « quoi », mais le « qui ». Pour nous, en tant qu’organisation hors Union européenne, un aspect crucial était de se sentir respecté·es par Empow’Her.
Soazig : En tant qu’activistes, engagé·es dans une cause qui dépasse largement les horaires de bureau, on doit sortir d’une logique comptable pour créer des relations fortes. Cela dit, cela demande aussi des moyens financiers, et c’est sûrement l’un des plus grands défis des alliances féministes dans les années à venir. La différence entre les financements disponibles et les immenses défis à adresser en matière d’égalité de genre crée de la concurrence. Parler d’argent ouvertement, même si c’est un sujet sensible, était une condition pour créer un cadre de confiance dans notre partenariat.
Le projet Towards Equality fête sa première année. Qu’est-ce qui vous a rendues particulièrement fières en 2024 ?
Seida : L’ouverture de Sist’Her Sarajevo a été magique. Zene za Zene existe depuis longtemps, mais n’était pas très visible publiquement. Le centre rappelle à tout le monde que nous sommes toujours là, au cœur de Sarajevo. Nous avons aussi reçu 90 candidatures pour seulement 15 places dans notre programme d’accompagnement à l’entrepreneuriat. C’est formidable.
Soazig : J’ai le même moment en tête. On a commencé à parler de Sist’Her Sarajevo en 2022, donc pour moi, c’est un vrai tournant — on passe d’une vision partagée à des activités concrètes. Quand j’ai vu l’ouverture du centre, depuis mon téléphone, en France, j’ai compris qu’une alliance, c’est aussi lâcher prise. Nous avons lancé le processus de duplication des centres Sist’Her ailleurs ; ce projet n’appartient plus à une seule organisation, ni à une seule personne.
Seida : J’ajouterais que notre coopération nous inspire à aller plus loin dans la création d’alliances et de partenariats, notamment au niveau local, en Bosnie-Herzégovine. Nous aimerions inviter toutes les autres organisations féministes bosniennes au centre Sist’Her Sarajevo pour discuter d’une possible collaboration.