Copyright Francesco Ciccolella
Nous sommes deux chargées de projets au sein de l’association Empow’Her, et nous avons toutes les deux suivi un cursus universitaire qui dispensait un apprentissage du design thinking. Depuis, nous accompagnons au quotidien des femmes entrepreneures via des programmes d’incubation en France et en Côte d’Ivoire, afin de les aider à structurer leur idée et faire grandir leur projet.
Force est de constater que le design thinking est parfois décrié car souvent perçu comme nébuleux, cette méthodologie reste selon nous, essentielle et utile, notamment pour les entrepreneur.e.s sociales.
Dans cet article, nous allons faire le tri et prendre du recul afin de comprendre au travers de cas concrets (et c’est ce dont un.e entrepreneur.e a souvent besoin, du concret) en quoi le design thinking, n’est pas qu’une simple idéologie de consultants qui nous demandent de penser “out of the box”, mais bien un état d’esprit et des outils qui ont une véritable valeur ajoutée pour un.e entrepreneur.e sociale et son projet.
Notre objectif n’est pas de vous présenter un énième article qui survole le vaste monde de la “pensée design”, mais de vous proposer des outils concrets applicables à la structuration de vos projets ; et de se focaliser sur la dimension de désirabilité, c’est-à-dire d’accepter que ce sont vos utilisateurs finaux, les personnes confrontées aux problèmes du quotidien, qui détiennent la clé pour parvenir à des solutions utiles et durables.
Vous connaissez probablement cette image d’epinal, symptomatique d’une entreprise innovante en 2020, où l’on voit un groupe de collaborateur.ices, face à un mur (souvent transparent) qui y déposent des post-its colorés tout en affichant un large sourire. Il s’agit certainement d’une séance d’idéation réalisée dans le cadre d’un atelier de design thinking dont le but est de susciter votre créativité, améliorer la communication entre les membres de votre équipe, ou encore créer de nouvelles offres pour gagner toujours plus en avantage concurrentiel.
Le design thinking est souvent présenté comme une méthodologie révolutionnaire, un processus intellectuel créatif qui permet de résoudre tous vos problèmes de façon quasi magique, et est devenu la coqueluche des grands pôles d’innovation d’entreprises.
Après des années où se sont multipliées Fablabs et autres cabinets d’innovation spécialisés sur le sujet, une question revient souvent : le design thinking est-il du bullshit ?
Vincent Edin, journaliste et essayiste français a, dans une plaidoirie prononcée lors du Tribunal des Générations Futures d’Uzbek et Rica, comparé le design thinking à une “dérive sectaire” partant du principe que nous sommes tous créatifs, ce qui est d’une part impossible et qui est un affront à la diversité des intelligences humaines. Bruce Nussbaum, une des figures de proue de la discipline, parlait même “d’une expérience ratée” dans un article publié par Fast Company. En effet, le design thinking pourrait même être nuisible pour certaines entreprises car il impose un processus figé, appliqué de manière similaire d’un grand groupe.
Une de nos hypothèses est que le design thinking est souvent appliqué de façon ponctuelle et sans prise en compte du contexte le tout dans un environnement sclérosé et peu propice à la critique et à la prise de recul. Selon nous, le design thinking a pourtant fait ses preuves et a encore de belles années devant lui, notamment dans le prisme de l’économie sociale et solidaire, et dans le secteur de l’entrepreneuriat.
Adopter l’état d’esprit du design thinking quand on est un.e entrepreneur.e social
Le design thinking : quesako ?
Définir le design thinking n’est pas chose aisée ! Nous nous sommes essayées à l’exercice en collectant pêle-mêle quelques éléments de définition sur internet : “partir des besoins utilisateurs réels ou potentiels pour générer des idées et des innovations”, “méthodologie d’intelligence collective qui place l’humain, ses usages et besoins au centre de la réflexion”, ou encore “l’utilisation des méthodes du design par les non-designers”.
En résumé, le design thinking renvoie à un ensemble d’outils et de méthodes qui permettent d’aborder un problème avec un regard de designer. Né dans les années 60 avec la création d’un premier programme universitaire à Stanford, il est mis au goût du jour par le cabinet IDEO, fondé par Tim Brown et David Kelley qui devient la référence incontournable sur le sujet et continue encore aujourd’hui de nourrir la méthodologie et d’apporter de nouveaux outils.
Souvent schématisé, le design thinking se traduit par un processus (à savoir un enchaînement d’étapes à suivre avec plus ou moins de précision) au cours duquel nous trouvons différents outils à utiliser.
Le design thinking au service de l’entrepreneuriat social
Pour commencer, quelques éclaircissements sur les 5 phases représentées:
- La phase d’empathie ou d’inspiration correspond au moment où vous allez aller ouvrir vos chakras, faire vos multiples recherches (en ligne mais n’oubliez pas les bibliothèques), aller sur le terrain et appréhender le besoin social ou sociétal auquel vous souhaitez répondre;
- La phase de définition permet de synthétiser tous les éléments collectés et définir votre posture entrepreneuriale;
- La phase d’idéation ouvre les portes de la créativité afin de générer un maximum d’idées concrètes pour répondre à votre problème;
- La phase de prototypage correspond au moment où vous allez confronter ces idées à la réalité en la modélisant avec des maquettes, des dessins; bref tout ce qui peut vous permettre de passer dans le réel;
- La phase de test enfin, permet de valider votre concept sur le terrain auprès de vos utilisateurs et ainsi d’itérer (ie. de tester encore et encore) sur votre produit ou service à partir de vos observations.
5 choses à retenir pour bien comprendre le processus
• Le design thinking est processus non linéaire : ne voyez pas le design thinking comme un chemin balisé, avec des étapes bien définies que vous devez nécessairement suivre. Les entrepreneur.e.s sont habitués à suivre leur propre voie, faites-en de même lorsque vous avez recours au design thinking.
• Accepter l’ascenseur émotionnel lorsque vous allez passer de moments de créativité pour vous ouvrir le champs des possibles, à des phases d’analyse pour faire des choix tranchés.
• Nourrissez-vous d’autres disciplines : que ce soit dans les phases de créativité ou d’études des usages, n’hésitez pas à recourir à d’autres champs de savoir. Sociologie, anthropologie, art ou encore histoire seront des alliés précieux tout au long de votre recherche !
• Entourez-vous, partagez et communiquez : le design thinking est collaboratif et on ne le répétera jamais assez. Que ce soit avec des professionnels (et nous vous mettrons à la fin de cet article une série de structures qui peuvent vous accompagner) ou bien en vous rapprochant de vos premiers utilisateurs, confrontez vos idées et intuitions et intégrez des personnes externes pour nourrir votre pensée.
• L’humain est, et doit, rester au centre de l’ensemble du processus.
Ce n’est pas encore très claire ? C’est normal, c’est en faisant qu’on apprend/comprend, comme l’énonce le célèbre “learning by doing”. Et qui de mieux qu’un.e entrepreneur.e social.e pour aller directement dans le “faire” ?
Mon projet entrepreneurial et le design thinking : valeur ajoutée ou bullshit ?
Derrière chaque entrepreneur.e, il y a un projet, un penseur et une façon de voir le monde. L’entrepreneuriat libère la créativité humaine car il permet d’explorer des chemins in-expérimentés, développer des solutions créatives et innovantes qui répondent à des défis sociaux et environnementaux qui vous tiennent à coeur.
D’une part, les entrepreneur.s sont dans l’instantanéité car ils ont la possibilité de réagir avec flexibilité et agilité. A l’inverse, d’organisations trop procédurières et qui sont soumises à une hiérarchie parfois paralysante. D’autre part, l’entrepreneur.e a la chance d’être proche de ses utilisateurs et à l’écoute en permanence de leurs attentes et de leurs besoins. Face aux défis nombreux des entrepreneur.e.s, le design thinking offre des outils de réflexion et d’analyse ouverts nécessaires face au monde actuel, complexe et mouvant. Il ne s’agit pas d’organiser un brainstorming un vendredi à 14h, mais plutôt d’appréhender le design thinking comme un moyen de se plonger au coeur de votre défi entrepreneurial..
Grâce au design thinking, l’entrepreneur.e va modeler ses hypothèses, approfondir ses réflexions et ainsi faire évoluer sans cesse son produit ou service. Assez naturellement, l’entrepreneur.e pourrait s’attacher à son idée initiale et s’y tenir, le design thinking peut faire office de garde-fou, qui lui permet de prendre du recul et d’explorer continuellement de nouvelles pistes.
L’éducation responsable par Thato Kgatlhanye
Fondé par la sudafracaine Thato Kgatlhanye, Repurpose Schoolbags est un projet de sacs à dos à énergie solaire fabriqués à partir de sacs en plastique recyclés. Pendant qu’un enfant se rend à l’école, le panneau solaire se charge et se double d’une lumière pour que l’enfant puisse étudier la nuit. Non seulement il est respectueux de l’environnement, mais il peut également sauver directement la vie des élèves. L’utilisation de lampes au kérosène par ceux qui n’ont pas d’électricité peut être mortelle, et étant donné que quelque 11,4 millions d’apprenants se rendent à l’école quotidiennement, alors c’est un moyen idéal pour permettre aux enfants d’étudier sans aucun risque inutile.
Qui mieux que Thato peut comprendre les besoins et usages de sa communauté, poser un regard nouveau sur ce qui l’entoure, et impliquer les personnes concernées dans la conception même, d’une solution qui leur est destinée. “J’ai remarqué certains des défis économiques et sociaux auxquels sont confrontés ceux qui vivent dans des communautés à faible revenu en Afrique du Sud. Ce qui ressortait, c’est que de nombreux enfants n’avaient pas accès à une source de lumière après la tombée de la nuit pour faire leurs devoirs et les fournitures de base pour l’école. Il y avait un manque de possibilités d’emploi pour les femmes peu qualifiées et il y avait une quantité brute de pollution, que beaucoup n’avaient pas vraiment considérée comme une ressource. Tous ces défis nécessitaient une entreprise radicale qui mettrait sur le marché des solutions innovantes qui auraient un impact tangible.”
Travailler sur la désirabilité pour mener à bien son projet d’entrepreneuriat social
Se décentrer de la fonction pour se focaliser sur l’émotion
Le design thinking est souvent associé au triptyque : désirabilité, faisabilité, viabilité. Ces 3 sphères (oui, le design thinking est souvent représenté de façon géométrique) servent à penser votre projet entrepreneurial à 360° et de limiter les silos entre l’aspect économique, les composantes techniques et le volet humain.
Nous faisons le choix de nous focaliser dans cet article sur la désirabilité, à savoir l’aspect humain du design thinking, car ce prisme est particulièrement intéressant pour un.e entrepreneur.e social.e. La désirabilité permet de se décentrer de la simple fonction d’un produit ou un service et d’ouvrir la réflexion sur l’émotion et la cognition. Parler de désirabilité c’est parler d’envie, d’attente, voir de désir, c’est se concentrer sur ce qui explique qu’un produit ou un service va être utilisé ou non en se plaçant du point de vue de l’utilisateur. La désirabilité, en appelle à l’étude des usages au travers des champs sociaux ou culturels. C’est également faire preuve d’humilité et accepter que ce sont les individus confrontés à ces problèmes au quotidien qui détiennent la clé de la solution.
Comment travailler la désirabilité de son produit ou de son service ? En faisant preuve d’empathie. L’empathie c’est la capacité à se mettre à la place des autres, à comprendre leur vie et à commencer à résoudre les problèmes depuis leur perspective.
Comme le rappelle Emi Kalawole dans cette vidéo, l’empathie permet de faire naître de nouvelles idées, au delà de l’existant. Selon elle, “faire preuve d’empathie face aux personnes pour qui vous imaginez un produit ou un service est le meilleur moyen pour réussir à réellement comprendre le contexte et la complexité qui résident au coeur de leur vie. Et plus encore, cela vous permet de conserver votre utilisateur au coeur de tout le processus de création. “
A chaque étape, on peut croiser des méthodes qualitatives pour comprendre et des méthodes quantitatives pour mesurer et analyser. Ce n’est pas juste une case à cocher au moment de la conception, mais un recherche permanente que vous devez mener.
Dans le dernier article publié par Soazig, vous avez découvert la carte d’empathie qui peut être un très bon outil pour formaliser ce que pense et ressent l’utilisateur de votre produit ou service.
Une des étapes essentielles pour nourrir ce canvas (et d’autres !) et de collecter les retours de vos utilisateurs, et pour cela le guide d’entretien constitue un cadre essentiel pour consulter efficacement vos usagers.
Construire son premier guide d’entretien
Il n’y a pas de “bon moment” pour faire une “recherche utilisateur”. Que ce soit lors de la conception, du lancement ou une fois que vous avez eu vos premiers utilisateurs, n’hésitez pas à aller les consulter directement. Les enseignements que vous pouvez en tirer sont riches et pourront avoir un impact réel sur votre projet !
Le guide d’entretien va vous permettre de cadrer votre échange et d’assurer ainsi la réussite de votre dispositif. Il permet de comprendre sa cible, ses comportements, ses habitudes, aspirations et frustrations. Votre but à travers l’entretien est d’explorer, avec une posture neutre, empathique et bienveillante, comment les personnes évoluent dans les situations qui vous intéressent.
3 questions à se poser pour préparer son guide d’entretien
• Que cherchez-vous à résoudre au travers de cet entretien ? En effet, chaque guide entretien est unique et répond un but précis : mieux définir votre cible (son âge, son niveau d’étude, sa localisation), mieux comprendre les freins de vos utilisateurs lorsqu’ils utilisent votre produit ou encore comprendre les motivations profondes (son engagement, ses envies etc.)
• Quel mode de collecte allez-vous utiliser ? – Pour collecter des retours utilisateurs vous avez à votre disposition différents outils pour collecter des retours utilisateurs (questionnaire google form, utilisation des réseaux sociaux) que ce soit en ligne ou en physique. (entretien utilisateur, focus group, observation sur le terrain etc.)
• Combien d’utilisateurs allez-vous sonder ? Il est important d’atteindre une certain taille pour votre panel et d’identifier qui le composera : vos bêta-testeurs ou des utilisateurs potentiels ?
Afin de vous aider à construire votre premier guide d’entretien téléchargez ce canvas pour rédiger votre liste questions
Pour aller plus loin, nous organisons un atelier dédié sur le sujet le jeudi 30 avril durant lequel nous vous montrerons comment construire un guide d’entretien. Puis nous vous proposons d’assister à un second atelier pour découvrir la carte d’empathie.
Si le design thinking peut paraître “simple”, nous vous recommandons de vous faire accompagner. Il existe une multitude d’acteurs et de programmes qui pourront vous guider pas à pas pour adopter et adapter les outils du design thinking dans le cadre de votre projet entrepreneurial.
Pour n’en citer que quelques un :
Autrices
Quelques ressources pour aller plus loin :
- Le site d’IDEO sur lequel vous pouvez directement télécharger des outils : https://designthinking.ideo.com/
- Le guide pratique du design centré sur l’humain à télécharger ici en Français : https://www.designkit.org/
- Article publié sur Linkedin par Vincent Edin, “le design thinking est-il une pratique sectaire” https://www.linkedin.com/pulse/le-design-thinking-est-il-une-pratique-sectaire-vincent-edin/
- “Design Thinking Is A Failed Experiment. So What’s Next?” – Bruce Nussbaum, article publié sur le site de Fast Company, 2011
- Natasha Jen: “Design Thinking Is Bullsh*t” – vidéo datant de 2017 enregistrée lors de la conférence 99U à New-York